Au Théâtre de l'Athénée, pour voir La Cantatrice chauve, d’Eugène Ionesco, dans une mise-en-scène de Jean-Luc Lagarce, reprise à l’identique 26 ans plus tard, on commence par ne voir que le rideau, à l’avant-scène. Par conséquent, il faut que nous regardions le reste du théâtre : un établissement qui montre un peu de l'héritage de l’architecture traditionnelle des théâtres à l’italienne. Pour les places les moins chères, au paradis, du côté paires, on ne peut même pas voir tout le rideau, à cause de la construction du théâtre. En revanche, on voit clairement où serait le roi—s’il y avait toujours un roi de France qui assistait aux spectacles. C’est peut-être la raison pour laquelle les spectateurs au poulailler sacrifiaient un bon point de vue de la scène pour une meilleure perspective de la corbeille. Dans ce sens, les places des étudiants les moins chères composaient probablement un bastion des classes sociales les plus basses.
Au début du spectacle, le rideau se lève, pour que nous puissions voir clairement une maison simple mais élégante—avec une pelouse dans l'arrière-cour. Ce qui sépare la scène des coulisses est une clôture simple, et rien de plus. On peut dire que c’est une scénographie d’une bande-dessinée, mais c’est quelque chose de plus cliché : La maison me rappelle les constructions de l’après-guerre aux États-Unis, quand tous les soldats rentraient chez eux. Cette maison est dans le style de William Levitt, à l’image de la banlieue paradisiaque. La scénographie a aussi un air nostalgique pour les feuilletons américains comme The Brady Bunch. Elle fait un rappel du rêve américain, malgré sa simplicité et son esprit superficiel—et le fait qu’il n’y a pas de vraies pièces dans cette maison.
Sur la scène, deux personnes, Mr et Mrs Smith, s’assoient sur des chaises. On entend les cliquetis de l’horloge, et la réponse de Mrs Smith—“tiens, il est neuf heures”—avant de savoir que l’horloge indique toujours l’heure incorrecte. Immédiatement, le couple entame des conversations bizarres, dans leur maison, en attendant qu’un autre couple—Mr et Mrs Martin, vienne pour partager leur repas.
Dans cette pièce, on lit une critique très claire de la petite-bourgeoisie, et des idées hégémoniques standardisées par le théâtre de boulevard. Ionesco marque, avec cette pièce, la fin de la communication verbale, entre les riches. Avec leurs paroles, Mr et Mrs Smith construisent des clichés, presque vidés de signification, pendant la majeure partie de la pièce. C’est pour cela qu’il est possible de dire, juste après avoir lu la pièce, que La Cantatrice chauve décrit la fin de l'identité-même. Si on ne lit que le dialogue, les personnages sont presque tous sans individualité : si les Martins peuvent bien changer de places avec les Smiths, et dire exactement les mêmes mots à la fin de la pièce qu’au début, les deux couples sont interchangeables. Avec Marie et le chef des pompiers, on pourrait dire que les deux seraient un couple identique aux autres, après s'être mariés et avoir habité ensemble, comme les autres. Les personnages écrits manquent de profondeur, et ils se ressemblent, voire sont identiques.En revanche, chez Lagarce, cette conclusion de la fin d'identité est plus difficile à défendre. À la fin du spectacle, les couples ne sont plus pareils. Lorsque leurs costumes étaient similaires, ce n’est plus le cas à la fin. Mr Smith et Mr Martin portaient des vestes, des chemises, et des cravates, tous identiques, et Mrs Smith et Mrs Martin portaient des tailleurs rouges identiques, sauf qu’une est plus petite. Cependant, à la fin, un homme enlève sa veste et l’autre retire sa cravate. Une femme ôte sa veste, lorsque l’autre ne le fait pas. Aussi, quand ils sont tous ensemble, à l’avant-scène, leurs mots ont de vraies significations pour la première fois. Les acteurs racontent les didascalies, et pas les paroles de leurs propres personnages. Enfin, dans ce moment-là, il est difficile d’arriver à distinguer les acteurs de leurs personnages. Ils parlent plutôt d’autres personnages avec leurs noms de personnages, mais une fois, un acteur s’est trompé sur le nom de son couple et le nom de l’autre couple. Cette erreur montre que dans le script, les personnages sont plus ou moins identiques—même s’ils arrivent à la scène avec des buts différents, que ce soit accueillir leurs amis ou être accueillis. Cependant, à la fin de cette performance lagarcienne, les acteurs transcendent toutes les petites restrictions de la pièce écrite.
Les personnages narrent aussi les différentes possibilités pour un dénouement de la pièce. Par conséquent, toutes leurs phrases sont incroyablement importantes et puissantes, parce que l’acte de raconter devient le spectacle. Les personnages font référence à leur bizarrerie, en disant qu’il est possible de finir avec des récitations de l’alphabet, des chiffres, etc. Les acteurs soulignent que cette idée de la fin d'identité n’est pas restreinte à eux-mêmes : Ils brisent le quatrième mur pour demander à des membres du public de monter sur scène, de prendre la place de tous les personnages, et après, de mourir sur scène. C’est un moment qui montre la fin de la vie-même. Cependant, les différentes finalités de la pièce sont presque entièrement transmises par les paroles des personnages. Parce que la scène était déjà détruite avant que les personnages ne se réunissent ensemble, avec la façade de la maison complètement déchue, cela n’y avait plus à faire avec leur physicalité. À la fin, le pouvoir et la valeur de cette pièce appartiennent aux mots plus qu’aux effets visuels, à l’instar d’Aristote, qui priorise les paroles.
Ainsi, avec une pièce écrite qui critique les vies et les identités de la petite bourgeoisie qui ne peut pas se parler de vrais sujets intéressants et émouvants, et avec une mise-en-scène qui critique la simplicité de la dépiction de tous les personnages par Ionesco, en exposant toutes les possibilités d’une fin presque totalement en paroles, je propose que cette juxtaposition commence à raconter la fin du théâtre bourgeois. Cette production se moque de la relation entre les dramaturges et les metteurs-en-scène, en exposant tous les petits commentaires et les fins potentielles—qui sont normalement cachés du public, mais qui sont très clairs dans cette mise-en-scène. Les décisions artistiques de Lagarce nous dévoilent qu’il n’y a jamais une seule interprétation officielle d’une pièce écrite.Cette idée ne veut pas directement dire que la vie, l'identité, et les relations interpersonnelles sont complètement vidées de signification. En revanche, la performance nous confirme qu’aucune mise-en-scène n’est parfaite. Il n’y a pas de standard à atteindre. En déconstruisant cette mythologie du théâtre, le spectacle de Lagarce est surement radical. C’est la plus grande force de la pièce : En donnant plus d’espace à d’autres interprétations, elle ouvre la possibilité à chacun et chacune de décider soi-même les significations exactes.
En revanche, l’ironie de cette réapparition de la mise-en-scène lagarcienne, c’est que les acteurs rejouent la même interprétation, après 26 ans de pause. Ils reconstruisent la mise-en-scène qui propose qu’il n’y a jamais une interprétation totalement omnipotente d’une pièce théâtrale. Ainsi, la critique du théâtre bourgeois forme aussi une critique de la version de Lagarce. Ce n’est pas à dire que la performance n’a pas de valeur, car la réapparition de la mise-en-scène de Lagarce réaffirme sa grande critique : qu’il vaut mieux explorer encore la relation fragile entre les désirs du dramaturge—avec ses didascalies et ses commentaires—et l’animation de son texte dans la mise-en-scène, contrôlée par quelqu’un d’autre. Lorsqu’aucune interprétation d’aucune pièce de théâtre n’est sans faute, cette mise-en-scène est pourtant puissante, voire intemporelle, et cela réaffirme l’engagement de toute l'équipe à explorer ce rapport délicat.
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