06 juin 2018

Critique de La sonate des spectres

En arrivant dans la Grande Salle au Théâtre de Nanterre-Amandiers, pour voir Sonata Widm (La Sonate des spectres), une pièce écrite par August Strindberg avec une mise-en-scène de Markus Örhn, le chemin pour entrer est déjà long et affreux. Après que tout le monde se soit recueilli en dehors la salle, le public entre dans la salle graduellement pour voir premièrement les centaines de chaises vides, sauf une : Voilà Markus Örhn, assis au centre de la salle, avec du maquillage que le rend semblable à un personnage de cauchemar. Il est tranquille, mais sérieux et silencieux. Il n’y a pas de signes qui informent le public qu’il est là, ou qu’il est aussi le metteur-en-scène, mais sa présence contrôle déjà cet espace. Beaucoup de monde le regarde, pour vérifier s’il est en fait une véritable personne, pas un mannequin, et cette confirmation inspire du rire et du trouble.

La scène est entourée par des places pour le public. Il n’y a pas de rideau qui sépare le public de la scène, et cette scénographie ressemble plutôt à une petite place. Assis à sa place, le public peut voir presque tous les autres spectateurs devant soi, à sa gauche, et à sa droite. Par conséquent, le public devient une partie de la scène. La musique jouée provient d’un orgue grave et en mineur, pour rappeler l’image d’une église maudite durant la nuit. Après que tout le monde se soit assis, Örhn monte sur scène avec une caméra qui le suit, pour parler directement au public. Il dit que le spectacle est une production en direct, et si une personne veut changer de place durant la représentation, ou aller aux toilettes, ou partir du théâtre en général, elle peut le faire. Cette annonce fait entrer le public dans une partie du spectacle, parce que quelle que soit l’action de chaque membre du public, elle est une décision dramaturgique. Il est difficile de toujours voir le metteur-en-scène, à cause de la scénographie, qui inclut deux grandes boîtes séparées, et aussi une grande statue. L’autre personnage qui n’est pas écrit dans la pièce de Strindberg, c’est le cameraman qui le filme. Le cameraman est aussi le seul personnage qui ne porte pas un grand masque, comme les autres. Il porte une robe noire qui couvre tout son corps, et son visage—maquillé comme celui d’Örhn—est à peine visible. L’image capturée par la caméra est diffusée sur les écrans en haut, mais l’image est floue et secouée, et elle donne au public une sensation de vertige.



Après cette explication des règles du spectacle, le premier acte n’a lieu que sur les écrans. Une voix raconte l’histoire et introduit tous les personnages. Le premier « acte » est suivi par une autre partie qui n’est pas écrite dans la pièce de Strindberg : Plusieurs personnages se rejoignent ensemble dans une boîte pour voir un spectacle de théâtre. Dans cette boîte totalement couverte et sans fenêtre, il y a des fauteuils de théâtre, et ils présentent tous leurs billets—marqués « Walkyrie » par un feutre—pour y entrer et réclamer leurs places. Cette scène est suivie par un acte extrêmement violent et encore caché du public : Un personnage crève les yeux de son masque sur scène, un rappel à Œdipe. La différence c’est qu’Œdipe finit sa vie en se crevant les yeux, tandis que le même acte est le début de ce cauchemar.

L'absence du corps est au centre de cette pièce. Pour une représentation d’une pièce de théâtre intime, Örhn montre au public une image affreuse de la connexion humaine. La scénographie est simple, sans rappel de l’art ou de beauté. Même la statue au centre de la cour de la maison est sexualisée et presque déformée. Chaque relation dans cette pièce est endommagée, et la dépression pénètre tout. Les conversations sont presque impossibles à comprendre. Sans la révélation de signification par les surtitres, on entend une langue qui n’est même pas entièrement polonaise, parce qu’elle est composée des voix ajustées par la technique de ne plus être humaines. Les costumes sont plus ou moins androgynes, donc les voix sont les seuls signes du genre des personnages, parce que celles des femmes sont trop aiguës, et celles des hommes sont trop graves.

Dans cette représentation du théâtre intime, le public voit aussi plusieurs aspects de la vie qui ne sont pas intimes du tout. Les masques géants des personnages rendent des tâches quotidiennes incroyablement difficiles à faire. Le repas partagé par tous les personnages est normalement un grand symbole du raccordement dans le théâtre. C’est une image standard pour plusieurs pièces de théâtre. Cette depiction du salon et des relations interpersonnelles dans la maison forme un petit microcosme du monde réel, où tout le monde peut voir les relations précaires et idiosyncratiques qui formulent les leçons les plus grandes de la société-même. Cependant, pour La Sonate des spectres, le repas est composé de petits biscuits, qui sont concassés et dévorés presque instantanément. Cette représentation est à la fois une parodie de ce rituel gastronomique habituel et un cauchemar de la vie totalement détruite. Si le public peut à peine distinguer les mots des personnages, mais la vraie signification du texte grâce aux surtitres en haut ; s’il est nécessaire que le public regarde les écrans—des représentations techniques des actions humaines—pour suivre tout ce qui se passe devant lui, à cause de la scénographie qui limite son champ de vision ; si plusieurs notions—comme le grand repas partagé, la romance et la sexualité, le bonheur grâce aux relations interpersonnelles—sont détruites sur scène, le spectacle représente probablement un grand cauchemar, une déconstruction de la vie heureuse.

Cette représentation de La Sonate des spectres nous demande : qu’est-ce le théâtre intime ? N’est-il qu’une exploration des sujets corporels et sensuels, ou quelque chose de plus affreux ? Pour Örhn, le théâtre intime est le contraire de l'intimité. Il ne montre que l'absence du corps, la sexualité traumatisante et non-consensuelle, pour formuler un spectacle qui afflige tout le monde. En déconstruisant presque tout ce que l’on aime presque universellement—comme la faculté de former des connexions interpersonnelles, par exemple—il construit un cauchemar pour tous ceux qui regardent la pièce. En endommageant l’intimité pour tous les personnages, il transmet la peur et le déconfort.

Cette mise-en-scène contemporaine est sûrement différente de la version classique du début du XXe siècle, en grande partie à cause du rôle de la caméra, qui devient son propre personnage avec le cinéaste qui la contrôle. Elle reste floue et bien précaire, donc le public voit à peine tout ce qui se passe devant lui, même avec son aide. Le public n’entend pas les vraies voix de tous les personnages, et les propres visages des acteurs sont cachés par les grands masques sanglants. Avec toutes ces modifications technologiques, les personnages ne sont presque pas vraiment des êtres-humains, ni des dessins vivants.

Cette modification technologique d’une pièce âgée et intime est peut-être enracinée dans le changement de la nature-même d’un cauchemar, qui a dramatiquement évolué depuis l'époque d’August Strindberg. Alors que cette représentation n’aurait eu du sens aux années de Strindberg, le public contemporain vit dans un monde où la technique pénètre tout, et le contrôle de l’individu par les grandes forces de la technique moderne est devenue d’autant plus limité qu’au début du XXe siècle. En considérant ces grands changements technologiques depuis la publication originale de cette pièce, il faut de nouvelles techniques audiovisuelles pour désorienter le public et le rendre sans espoir. La mise-en-scène d’Örhn apporte le théâtre intime au monde contemporain, où c’est la technique, et pas les personnes, qui contrôle tout. Elle nous avertit que nous sommes peut-être devenus des réductions technologiques, les sujets de tout ce que la technique peut percevoir et montrer. Et, dans ce nouveau monde, le manque de connexion interpersonnelle est peut-être juste le début de nos grands problèmes.

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