05 mai 2018

Fruitvale Station, pourquoi est-il indépendant ?

Fruitvale Station (Ryan Coogler, 2014) est un film réalisé d'après l’histoire vraie des dernières heures d’Oscar Grant III avant son assassinat par un policier le 1er janvier 2009. La première création de Coogler a fait le tour des festivals de films indépendants, dont Deauville et Sundance, où elle a gagné le Grand prix du jury et le Prix du public. Aux Independent Spirit Awards, Coogler a gagné le Prix de meilleur premier film, Michael B. Jordan était nominé comme Meilleur acteur et Melonie Diaz nominée également comme Meilleure actrice secondaire.

Pour juger de son niveau d'indépendance, on peut premièrement considérer son placement dans le secteur industriel du cinéma américain. Il est distribué par The Weinstein Company et ARP Sélection, deux sociétés indépendantes, avec un budget de 900 000 $, largement sous la moyenne des budgets indépendants. Hormis cette considération financière, il s’agit de regarder la politique qui se trouve derrière cette production, la représentation des identités raciales et les relations entre les Noirs et la police, vis-à-vis des codes hollywoodiens. Les choix esthétiques du film sont aussi pertinents, parce qu’ils avancent les thèmes du film. Parmi ces considérations, on peut également attribuer au film une posture plutôt résistante, opposée aux codes hollywoodiens, car il présente une logique d'authenticité et de différenciation en délivrant une histoire plus crédible et plus proche de la réalité américaine que celles produites par les blockbusters.



De quelle façon Fruitvale Station représente les crises des gens marginalisés et des Noirs, alors qu’il maintient un portrait crédible de Grant ? Comment la réalisation de ce film à l’histoire sensible et humaine aboutit à une production provocante qui témoignage de la vie de Grant sans fioriture ?

Il semble intéressant d’analyser si Fruitvale Station est véritablement indépendant selon deux perspectives différentes : la politique des identités raciales et les personnages en crise, ainsi que la représentation du rapport entre les Noirs et la police. Pour formuler une logique d'authenticité, il vaut mieux que la représentation des personnages et de la communauté-même soit crédible et éclairante, sans exagération ni mélodrame. La posture opposée aux codes hollywoodiens imprègne le film et cette analyse, et les techniques visuelles qui rendent cette production différente des films hollywoodiens, renforcent aussi la politique du film.

1. La politique des identités et des personnages en crise

Fruitvale Station montre Grant trouvant un meilleur emploi et devenant un meilleur père, copain, et fils pour son entourage . Le personnage est représenté dans un quartier populaire. Par conséquent, les problèmes avec la violence sont aussi présents dans l’histoire. C’est pour cela que le slogan sur l’affiche du film fait apparaître la phrase « Every step brings you closer to the edge » . Les mots « the edge » ont trois significations différentes : l’affiche montre Grant au bord du quai, mais il est aussi au seuil de la pauvreté, et son destin tragique est d’être à la frontière de la vie-même. Comme Bill Goodykoontz l’écrit dans sa critique, le personnage de Grant est « heureux, mais néanmoins complexe et en crise » . C’est le portrait d’un homme « imparfait, vulnérable et attachant » , comme le clarifie Kiko Martinez, c’est un homme qui essaie de s'améliorer.

Cependant, il y a un désaccord entre la bande-annonce et l’impression du film  dégagée par ses critiques. Lorsqu’elles soulignent que Grant est à la fois aimable et imparfait, la bande-annonce privilégie la violence du film. On entend les sirènes, le bruit de la station, et du combat, et même les scènes calmes semblent violentes. Le moment où Grant demande au vendeur un emploi, par exemple, montre à quel point il est enraciné dans sa tristesse et son désespoir. Cependant, la bande-annonce montre Grant se saisissant du bras du vendeur, comme si c’était le début d’un combat. Cette bande-annonce est négociée, vis-à-vis des codes hollywoodiens, parce que les scènes les plus violentes sont présentes juste pour attirer un plus grand public, pas pour représenter réellement le récit. On peut comparer cette bande-annonce à celle de Drive (Refn, 2011), qui montre en deux minutes toutes les explosions et les poursuites d’un film plutôt silencieux. Malgré la bande-annonce négociée de Fruitvale Station, le film est néanmoins apprécié par un public plus mature du cinéma indépendant. Il est vu presque entièrement par des personnes majeures, et alors que les personnes plus âgées l’aiment moins que les adultes âgés de 18 à 29 ans, cela peut s’expliquer par le fait que les spectateurs les plus âgés sont généralement plus conservateurs et moins réceptifs au sujet de la violence policière. Le goût du film reste indépendant malgré le choix d’une bande-annonce violente.

Le film montre aussi Grant au sein de sa communauté, pour que le public puisse vraiment avoir connaissance de sa vie et de ceux qui l’entourent. La représentation de sa communauté est très importante pour l’indépendance du film. Un seul personnage noir ne peut jamais encapsuler toutes les histoires des noirs américains. (Même si le personnage n’est pas problématique du tout, il pourrait être perçu comme l’exception, comme le portrait limité de Solomon Northup dans 12 years a slave (McQueen, 2013). Cependant, cette représentation plus grande donne aux spectateurs une perception plus générale de la vie quotidienne dans son quartier. C’est pour cela que Craig D. Lindsay écrit : « Le film nous rappelle un triste constat que tout le monde devrait savoir de nos jours : les Noirs sont aussi humains » . Il nous montre les proches de Grant pour renforcer leur humanité . Vis-à-vis des codes hollywoodiens, la grande différence au sujet de la représentation raciale dans ce film est que les Noirs sont des personnages centraux  tandis que les sociétés de production hollywoodiennes relègue généralement aux personnes de couleur des rôles plutôt insignifiants. Selon une étude menée par The Economist, quasiment tous les meilleurs rôles à Hollywood sont joués par des acteurs blancs, avec juste 9 % de « top rôles » donnés aux acteurs noirs. Ainsi, l’inclusion des Noirs au centre de Fruitvale Station, avec des capacités émotionnelles, dans un portrait « humain, sensible, [et] réflexif » , selon Candace Frederick, forme déjà une alternative aux codes d’Hollywood.

Cet effort d’affirmer l’humanité des Noirs dans l’histoire est plutôt réussi, en considérant aussi les autres films qui appartiennent aux même listes Mubi. Ce film est sur la liste, « Back Alley Philosophers » , ce qui veut dire que Grant est un homme sérieux et moral. Son inclusion dans la liste « Black Cinema, in the Aftermath of Spike Lee » , montre l’association des oeuvres cinématographiques indépendantes de Spike Lee avec son approche intimiste de la vie quotidienne dans les quartiers populaires. La représentation des Noirs dans ce film est crédible, et Coogler ajoute une perspective importante au discours de la violence policière.

2. La représentation de la police et les institutions publiques

Ce portrait de Grant forme aussi une grande critique envers les blockbusters américains parce qu’il décrit une situation plutôt ignorée : la violence policière contre les Noirs innocents. Le film fait part de cette épidémie de violence injustifiée, avec une logique de différenciation. La première scène du film montre aussi sa logique d'authenticité et sa posture opposée à Hollywood. Les premières images du film sont celles de la véritable vidéo du vrai meurtre de Grant. Elle est filmée par le portable d’un témoin, donc l’image est tremblante, mais les spectateurs peuvent quand même voir la scène, même s’ils doivent patienter, car la caméra ne filme pas toujours la confrontation entre les policiers et Grant. Il reste assis, calme, et quand il se lève doucement pour leur parler, un officier lui hurle « Sit the fuck down ! » Les voix des policiers et de Grant ne sont audibles qu’après, parce que les personnes assistant à la scène disent aux policiers « Really ? » et « Come on ! » pendant qu’ils lui passent les menottes. On entend également beaucoup de  « That’s fucked up ! » and « Let him go ! » , mais les officiers commencent à le plaquer au sol, sous le regard des témoins de la scène. La dernière image représente l’arme à feu de l’officier, pendant qu’il tire sur Grant. Comme Bruce Ingram l’écrit, c’est une « approche intimiste et sans fioriture » , parce que c’est la vraie vidéo de la véritable victime. Il n’est pas possible d’exagérer, parce que le véritable crime est montré. C’est pour cela qu’Ingram met aussi en valeur « la crédibilité » du film, parce qu’il est le plus authentique possible. L’utilisation d’une caméra de téléphone portable est aussi une technique esthétique opposée aux codes hollywoodiens. Elle gêne beaucoup de spectateurs, c’est pourquoi elle n’est pas présente dans les blockbusters. Une des stratégies hollywoodiennes est d’exploiter la parole « d'après une histoire vraie » pour construire un récit dramatique et une belle image afin que le public ne sache pas que le film est inspiré de la réalité. L’inclusion de vidéos de véritables événements n’est normalement utilisée que si elles permettent de faire avancer l’histoire ou de rendre la résolution plus satisfaisante. Par exemple, c’est pour cela que la scène de lynchage dans 12 years a slave est si belle, afin de montrer au public une version plus simplifiée et embellie de la vraie expérience. C’est aussi la raison pour laquelle le montage de vidéos du retour de Chris Kyle dans American Sniper (Eastwood, 2014) est toute élaborée et réservée pour le générique, pour avoir une résolution claire sans gêner le public. Cependant, la vidéo du meurtre de Grant rend Fruitvale Station bien plus authentique et intimiste. La première scène susciterait une polémique à Hollywood, parce qu’elle attaque les notions d’une Amérique en sécurité et en ordre pour tout le monde. Fruitvale Station est plus crédible comme film, parce qu’il montre de vrais problèmes pour les noirs américains qu'Hollywood a plutôt tendance à ignorer. C’est pour cela que ce film outsider incarne l’esprit indépendant, en soutenant une posture opposée à Hollywood pour témoigner de ce meurtre.

Conclusion

La distribution de Fruitvale Station est composée d’acteurs expérimentés dans le cinéma indépendant et hollywoodien, il n’y a donc pas beaucoup d’autres raisons pour lesquelles on le qualifierait de blockbuster. Il est opposée aux standards hollywoodiens, même si la bande-annonce présente une posture plus négociée pour attirer un plus large public. L’intimisme et la crédibilité du film avancent aussi les logiques d'authenticité et de différenciation.

Cependant, la vraie crédibilité de l’esprit indépendant de Fruitvale Station vient de l’absence de cette façon de faire du cinéma hollywoodien, car les américains ignorent plutôt cette épidémie. Ainsi un film qui donne un portrait « subtile, profond, et sans cessation » , à l’instar de Dwight Brown, est forcément un outsider. Plusieurs autres films, réalisés d'après des histoires vraies de personnes blanches et  des privilèges qui leur sont attribués, ne sont pas indépendants. American Sniper, par exemple, avait un budget soixante-cinq fois plus grand que celui de Fruitvale Station. Par contre, les sociétés de production hollywoodiennes évitent généralement cette matière si controversée. Cette ignorance renforce le même racisme dans lequel elle est enracinée, et elle rend Fruitvale Station forcément indépendant. En fait, Ashley Clark écrit que Fruitvale Station « préfère montrer l’humanité et la tragédie individuelle plutôt que d’être explicitement une réflexion socio-politique. Mais c’est précisément cette humanisation du personnage de Grant qui en fait un film véritablement politique et authentique » . Cela ne doit pas toujours être le cas qu’un portrait sincère d’un homme noir soit indépendant. Cependant, grâce à cette ignorance, une œuvre cinématographique qui traite de la vie de Grant avec sincérité et humanité est un outsider.

Alors, si les grandes sociétés de production changent leur avis et commencent à donner plus de « top rôles » aux personnes de couleur et décident de discuter sincèrement des problèmes raciaux et de la violence policière, que ferait le genre indépendant pour continuer à opposer et à déjouer les codes hollywoodiens, et à fournir au public des histoires différentes, plus authentiques, et meilleures que celles d’Hollywood ? La politique de Fruitvale Station le rend indépendant aujourd’hui, mais dans l’avenir, la situation pourrait peut-être devenir plus floue.

Ressources

T., J. « How Racially Skewed Are the Oscars? » The Economist, The Economist Newspaper Limited, 21 jan. 2016, www.economist.com/blogs/prospero/2016/01/film-and-race.

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